Page 7 - woxx 1316
P. 7

woxx  |  24 04 2015  |  Nr 1316
REGARDS 7
Die-in lors d’un cercle silencieux  en mémoire des migrants morts  en Méditerranée, auquel près de 
400 personnes ont participé.
qu’il y aura une demande, il y aura une offre. Plus les conditions pour une traversée de la Méditerranée s’annoncent difficiles et plus la de- mande grimpe, plus les prix pour la traversée augmentent. Détruire le peu d’embarcations qui restent - en Libye par exemple, les bateaux utili- sables commencent à se faire rares -, signifierait pousser les passeurs à utiliser des moyens de plus en plus dangereux.
Si des milliers de personnes - en- viron 38.000 depuis janvier 2015 - ten- tent le tout pour le tout et sont prêtes à courir le risque, pourtant bien connu entre-temps, de mourir noyées pendant la traversée de la Méditer- ranée, c’est bien qu’elles n’ont pas le choix : les conditions de vie dans leurs pays d’origine sont à tel point insupportables qu’il vaut mieux ris- quer de mourir en mer que d’y rester.
Échec de Dublin III
Autre point du plan d’action de la Commission : des options pour un mécanisme de relocalisation d’urgence des migrants seront étu- diées. Par ce point, la Commission européenne avoue en quelque sorte l’échec de Dublin III - le règlement eu- ropéen qui pose que c’est le pays eu- ropéen où un migrant a mis les pieds en premier qui est responsable de sa demande d’asile. Un règlement sou- vent critiqué par des associations de défense des droits de l’homme, ainsi
que par les pays situés aux frontières extérieures de l’Union - Espagne, Ita- lie, Grèce - dans le passé : au lieu de répartir les réfugiés de façon solidaire sur les États européens, Dublin III (et Dublin II ainsi que Dublin I) force ces pays à en accueillir la grande majo- rité - ce qui pose problème en matière de capacités d’accueil et d’infrastruc- tures, et par conséquent en termes de respect des droits humains.
Le plan d’action prévoit aussi la mise en place d’un programme faci- litant les retours rapides de migrants « irréguliers » avec l’aide de Frontex. Des retours rapides, mais pour al- ler où ? À moins que l’Union euro- péenne ne décide de déclarer des pays en guerre comme la Syrie ou la Somalie - d’où viennent la majo- rité des réfugiés actuels - « pays tiers sûrs », des expulsions vers ces pays s’annonceraient difficiles à justifier.
Les moyens de l’opération Triton seront donc renforcés, les moyens fi- nanciers doublés de trois à six mil- lions d’euros par mois, soit 72 mil- lions d’euros par an. Si Asselborn déclare à la presse qu’elle aura « qua- siment les mêmes moyens que Mare Nostrum », cela est faux : l’opération Mare Nostrum disposait de moyens financiers à hauteur de neuf mil- lions d’euros par mois. Un mon- tant d’ailleurs dérisoire eu égard aux moyens utilisés pour la protection des frontières extérieures européennes : selon des informations de l’hebdoma- daire allemand « Zeit », l’Union euro-
péenne aurait dépensé plus ou moins un milliard d’euros entre 2007 et 2011 pour la surveillance de ses frontières - ce qui fait 250 millions d’euros par an et quelques 20 millions par mois, en moyenne.
1.600 morts depuis janvier
Ce n’est pas seulement en termes de moyens financiers que l’opéra- tion Mare Nostrum et l’opération Tri- ton sont différentes. Le rayon d’action les différencie : la quasi-totalité de la Méditerranée pour la première, les eaux européennes pour la seconde. De surcroît, alors que Mare Nostrum était une mission explicitement hu- manitaire, qui avait pour but de sau- ver les migrants en difficulté en Mé- diterranée, la mission première de Frontex, l’agence qui mène Triton, est de contrôler les frontières.
Pour le ministre des Affaires étran- gères luxembourgeois, « même la meilleure des missions ne peut évi- ter des drames ». Pourtant, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), au moins 1.600 personnes seraient mortes en Médi- terranée depuis le début de l’année 2015, contre seulement 90 à la même période l’an dernier - à l’époque de l’opération Mare Nostrum.
Un des arguments des pourfen- deurs de Mare Nostrum était celui de l’ « appel d’air » : le sauvetage de mi- grants en mer encouragerait d’autres à tenter la traversée et profiterait ainsi
aux passeurs. Or, les évènements des semaines passées le montrent bien : c’est un mensonge. Les 400 morts du 12 avril n’ont pas empêché les 900 qui sont morts dans la nuit du 18 au 19 avril de tenter le tout pour le tout. Asselborn l’a reconnu d’ailleurs : « Il faut arrêter de dire que plus on en sauve, plus il y en a qui viennent. » En fermant hermétiquement ses fron- tières terrestres et en rendant les moyens légaux d’atteindre l’Europe inaccessibles à la plupart des mi- grants, c’est l’Union européenne qui alimente les réseaux de passeurs.
Le manque de courage des respon- sables politiques européens - luxem- bourgeois inclus - fait le reste : au lieu d’ouvrir des corridors humanitaires permettant une fuite sécurisée et lé- gale, au moins pour les ressortissants de pays en guerre, on préfère rendre les passeurs responsables de la situa- tion. Au lieu de se doter des moyens permettant de sauver les migrants en difficulté en Méditerranée, c’est en détruisant des bateaux qu’on veut résoudre le problème. Rien ne chan- gera vraiment, et la vie reprendra son cours. Jusqu’au prochain drame, où on pourra de nouveau observer une minute de silence et se donner des airs consternés. Pour reprendre les mots de Jean Asselborn : l’Europe peut, si elle veut. Le problème, c’est qu’elle ne veut pas.
PHOTO : WOXX


































































































   5   6   7   8   9